Et voilà, il y a un an, j'atterrissais sur le sol pékinois... (oui, un petit imparfait duratif pour cause d'expérience vécue au ralenti, comme un crash par exemple. Ou une peur d'arriver ?) Alors alors, est-ce qu'une 外国人 sous contrat peut-elle se débrouiller en chinois en un an ? Même si elle est nulle en langue ? Ben oui.
Au début, bien sûr frustration de ne rien comprendre, et puis, on finit par se détrendre. De toute façon, il n'y a pas de solution. Alors, on se laisse bercer, environner, enrouler dans cette langue, dominer par son sens, dépasser par sa portée informative, ça ressemble à une noyade. Ou une évolution en apnée, dans le silence du sens. Juste le son. La musique. Evanouissement de la raison. Dans l'attente que le sens se réanime, nous sorte la tête de l'eau. S'habituer à ne rien comprendre, ça ramène l'ego à une certaine humilité, aiguisant au passage le sens de l'observation, le flair, la sensibilité au flux des gens. Ils font comment ? Ils vont où ? Pourquoi ils poussent là ? Et puis, j'ai pris peur. Si je m'habitue trop ne rien comprendre, comment vaincre un jour cette barrière ? Le non sens me serrera toujours d'aussi près ? me collera donc à la peau, me tiendra au collet comme ça encore combien de temps ? Je vais étouffer. Il fallait que je repousse ce cercle d'absence qui me vide.
C'est quoi la recette ? Trouver un bon bouquin, s'y atteler tous les jours (c'est le rythme sacré), et surtout PRATIQUER. Se lancer, se planter beaucoup beaucoup. Et un jour, miracle, on COMPREND !!! Et puis (un peu plus tard quand même), miracle plus conséquent : on est COMPRIS !!! Ce sacro-saint jour où mon message est passé comme une lettre à la poste, la joie ne m'a pas quittée de la journée! Alors, parfois, je pose des questions bêtes, juste pour tester : ce jour-là, la marchande de légumes me dit qu'elle avait faim. Il était deux heures de l'après-midi. Je lui demande : "你还没下班儿吗?" Elle me confirme en rigolant que oui, elle n'a pas encore fini le travail.
Le premier jour où j'ai compris :
Là, j'ai une petite pensée pour M. Kaser, un prof de chinois de l'Université d'Aix-Marseille. Il m'avait dit : "On peut étudier le chinois pendant dix ans, sans être capable de le maîtriser, de le parler." J'en avais gardé l'idée que cette langue choisissait ses locuteurs.
L'idée a ressurgi une fois sur le terrain et a été cultivée par l'expérience.
Au bureau, ccomme d'habitude les collègues chinois - également professeurs de français - expriment entre eux leurs petites histoires en chinois. Tout était comme d'abitude, moi assise sur le sofa, à l'occasion d'une pause, le regard dans le vide, le charabia de ma collègue s'écoule sans heurter mes oreilles, j'ai l'habitude de ne rien comprendre. Et puis soudain, un voile se déchire et je l'entends toujours mais j'ai l'impression de tomber dans ses mots qui ont brusquement ouvert la trappe de leur sens !!! J'apprends ainsi qu'elle a envie de s'acheter une voiture, qu'elle a regardé les modèles japonais mais qu'ils restent plus chers qu'elle ne le pensait.
Ah ! La poésie concrète de cette première phrase comprise me restera à jamais !
Néanmoins, malgré cette première percée, l'effort doit être maintenu. Accrocher tous ses yeux et ses oreilles à la moindre bribe de communicatoin qui se trame, dévorer toutes les pub des pupilles, s'efforcer de déchiffrer chaque panneau, chaque devanture de magazin, toutes les bouteilles de lait, comme quand on était gamin et qu'on apprenait à lire. La rue est un grand livre immensément ouvert, daigner y tendre l'oreille, y jetter les yeux.
Un rodéo quotidien, une chevauchée du dragon.
Merci à toi pour cette leçon de vie qui me fait aprécier à juste valeur cette chance que j'ai.