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  • Pourquoi les Chinois n’ont pas le même cerveau

    Par Cyrille Javary

    Les mots sont les outils avec lesquels nous pensons et qui modèlent nos circuits neuronaux. Selon que nous les écrivons avec des lettres alphabétiques ou avec des idéogrammes, nous n’avons pas le même cerveau.


    Chaque langue se bâtit une représentation du monde à partir des termes qu’elle emploie pour désigner et écrire les objets du monde qui l’entoure. Nietzsche, qui avait déjà remarqué cette particularité, l’appelait le « pli langagier de la pensée ». Mais il la plaçait au niveau de la grammaire, alors qu’elle se situe plus profond, dans l’écriture et la lecture des mots. Le sinologue Léon Vandermeersch définit mieux ce qui est en jeu lorsqu’il dit : « La linguistique a montré que notre vision du monde est entièrement structurée par la langue dans laquelle nous l’interprétons (...) Le langage est une grille d’organisation du réel qu’il marque de son empreinte » . C’est une idée qui ne date pas d’hier puisque, dans les années 30, deux linguistes américains, Edward Sapir et Benjamin Whorf, avaient déjà émis l’idée que « selon la langue qu’ils parlent, les hommes vivent dans des univers mentaux différents. La langue ayant une influence déterminante sur la pensée et la cognition humaine » .

    Cependant, à partir des années 60, cette hypothèse du déterminisme linguistique a été malmenée par les travaux de Piaget et Chomsky qui, partisans de l’« innéisme », estimaient que « toutes les cultures suivent des développement équivalents et que tous les humains suivent le même cycle de développement définis, indépendamment de leur culture, par des mécanismes neuropsychologiques fondamentaux et universels », donc a priori indépendamment du langage. Un demi siècle après, on en est un peu revenu. La linguiste Clarisse Herrenschmidt remet ainsi les pendules à l’heure : « Les groupes humains qui écrivent dans des systèmes graphiques différents - idéogrammes, écritures consonantiques des langues sémitiques, alphabet grec - s’inscrivent différemment dans le monde. »

    Prenons un exemple : VIVRE. Voilà un mot compris par chacun. Cependant, simplement pour le lire, notre cerveau a été amené à réaliser toute une série d’opérations auxquelles nous sommes tellement habituées que nous n’en avons plus conscience. Pour lire un mot comme VIVRE, avant même de percevoir sa signification, nous avons dû faire tout une suite d’additions littérales : V+I = VI, puis V+R+ E = VRE, et finalement VI+VRE = vivre. Ces opérations sont menées par notre cerveau gauche, le cerveau « analytique », apte aux opérations arithmétiques. Leur aboutissement est la production d’une image sonore mentale que notre cerveau décode alors en l’associant avec le son qui lui correspond dans notre langue. La lecture d’un idéogramme chinois suit un processus complètement différent.

    Pour lire un idéogramme, le cerveau gauche est assez inopérant, parce qu’on ne peut pas épeler un idéogramme. Même s’il est composé de plusieurs éléments ayant individuellement une signification propre, son sens ne résulte pas de leur addition, mais du saut qualitatif produit par leur association. Sa lecture met en jeu l’hémisphère droit, la partie de notre cerveau qui excelle dans la reconnaissance des formes et qui fonctionne en logique floue, cette aptitude qui nous fait parfois dire « j’ai déjà vu cette tête-là quelque part ».

    Cette primauté du cerveau droit dans la lecture des idéogrammes explique sans doute l’aptitude de l’esprit chinois à percevoir la globalité comme une évidence et la causalité linéaire comme un exotisme. Tout comme ce fonctionnement lui permet de concevoir comme tout à fait viables ces monstres logiques que sont les oxymores, ces rapprochement de deux termes opposés (« une obscure clarté ») ou antagonistes (« un pays deux systèmes »). Inversement, la perception du monde à l’aide de mots formés de suite de lettres légitime la conviction occidentale que n’importe quel système peut être décomposé et analysée à partir des éléments basiques qui le constituent. Tous les mots pouvant être écrits à l’aide d’un ensemble restreint de signes, il nous semble « naturel » que tout ce qui existe en ce monde puisse être réduit à la combinatoire de ses éléments constituants. De cet impensé radical, naîtra l’idée posant l’analyse scientifique comme mode unique d’appréhension du réel.

    Évidence conceptuelle que résume C. Reeves lorsqu’il dit : « Le principal acquit de la science occidentale est de nous avoir appris que l’univers entier est structuré comme un langage : les atomes s’associant en molécules comme les lettres en mots, les molécules en ensembles organiques comme les mots en phrases, et les ensembles organiques en formes vivantes de plus en plus complexe comme les phrases en livres. »

    Les Chinois voient les chiffres, les Américains les entendent Il semble pourtant qu’il existe une catégorie de signes qui ne sont ni des suites de lettres, ni des combinaisons d’idéogrammes : les chiffres. Certains y verront le signe que « la langue maternelle ne détermine donc pas entièrement la pensée, car il existe des capacités numériques qui précèdent le langage. »

    Or, un chercheur de Floride, le professeur M. Y. Tang a comparé l’activité du cerveau de 24 étudiants, la moitié américains de souche et l’autre d’origine chinoise, lorsqu’ils jonglent avec des nombres (écrits en chiffres arabes) . L’imagerie cérébrale a montré que, pour résoudre des calculs arithmétiques simples, Américains et Chinois utilisaient le cortex inférieur pariétal (partie du cerveau impliquée dans la représentation quantitative et dans la lecture), mais qu’en parallèle, les deux groupes activaient des régions différentes pendant les calculs : Les Américains activent la région du cerveau impliquée dans le traitement des langues ; les Chinois, la région cérébrale traitant les informations visuelles, les régions pariétales associées à la perception de l’espace et spécialisées dans la reconnaissance des formes, celle qui est justement constamment sollicitée pour la lecture des idéogrammes.

    Cette différence, conclut le Pr Tang, serait due à l’apprentissage non de la langue, mais de son écriture. Chinois et Américains diffèrent du fait que, durant l’enfance, l’apprentissage d’un codage, soit graphique littéral, soit idéographique, a modelé le mode de fonctionnement de leur cerveau de façon différente. Toute fonction cérébrale est développée par son utilisation. Le cerveau droit étant aussi spécialisé dans le fonctionnement de la main gauche, l’apprentissage de l’idéographie a produit un effet inattendu sur l’interprétation de certains morceaux de musique classique par des artistes chinois. Les « variations Goldberg », de J.-S. Bach, ces chef-d’œuvre de musique cartésienne, prennent un relief entièrement nouveau quand elles sont interprétées par Zhu Xiaomei : pour la première fois depuis trois siècles et demi, on y entend la main gauche.




    http://www.nouvellescles.com/article.php3?id_article=1747


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